À cette époque étaient souvent réunis, aux dîners du jeudi, ces personnages de pays si divers, dont Edmond de Goncourt a parlé, et à propos de qui Théophile Gautier disait : « En compagnie de mes convives, on pourrait faire le tour du monde sans interprète. J’avais appris, en regardant faire le jeune peintre, en l’aidant un peu, la façon d’exécuter cette ornementation et j’ai gardé longtemps la manie – je l’ai même encore – d’enjoliver ainsi mes croisées. J’avais imaginé, moi, un moyen de vaincre la timidité, ou du moins de la dissimuler, dont je révélai la malice au jeune peintre : c’était d’embarrasser les autres… Il nous suffira de faire sentir que, n’ayant pas nous-mêmes la connoissance de tous les rapports que nous pouvons avoir avec tous les objets extérieurs, nous ne devons pas douter que la matiere inanimée n’ait infiniment moins de cette connoissance ; & que d’ailleurs nos sensations ne ressemblant en aucune façon aux objets qui les causent, nous devons conclurre par analogie, que la matiere inanimée n’a ni sentiment, ni sensation, ni conscience d’existence ; & que lui attribuer quelques-unes de ces facultés, ce seroit lui donner celle de penser, d’agir & de sentir, à peu près dans le même ordre & de la même façon que nous pensons, agissons & sentons, ce qui répugne autant à la raison qu’à la religion.
Il avait même prié mon père de donner l’hospitalité produits à la truffe de haute qualité quelques-unes de ses aquarelles, au sortir d’une exposition ; elles décorèrent notre salle à manger où nos tableaux s’étaient serrés pour leur faire place : trois grandes natures mortes – des bêtes saignant sur la neige – et deux tableaux de genre. À Pétersbourg, Zichy était un des fondateurs de la curieuse société des Vendrediens, dont mon père avait fait partie durant son séjour en Russie. Malgré l’élégance originale de son costume et sa figure charmante, on ne pouvait surprendre en lui aucune trace de fatuité. Cela n’était pas facile ; le plus souvent on piquait du nez dans la poudre molle et, au milieu des rires, on se relevait, très comique, la figure tout enfarinée : là résidait, naturellement, le principal charme du jeu. Quand les nuances du prisme eurent fleuri les vitres, on n’y voyait plus clair du tout. Remenyi possède une irréprochable justesse de son ; les notes les plus hasardées dans les mouvements les plus rapides, lorsque l’archet échevelé bondit sur les cordes comme en délire, sortent toujours nettes et pures, et cette musique si difficile est jouée par lui avec une aisance magistrale. Quand il le joue, Remenyi, si placide pourtant, si ennemi de toutes singeries artistiques, entre dans un état d’exaltation étrange ; son front fume, ses yeux rayonnent, il agite l’archet avec fureur, et entraîné par son propre jeu, il suit à travers la chambre, déplaçant avec lui son auditoire, la Marche de Rakoczy le rebelle.
C’est un homme d’aspect tranquille et débonnaire, au grand front luisant, aux yeux bleus pleins de douceur, vêtu de la redingote à soutaches, et chaussé, par-dessus le pantalon, de bottes nationales. Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que la brisure de truffe ? Cette variété de truffe magnatum pousse essentiellement dans les pays d’Europe centrale et orientale comme l’Italie, la Croatie, le Kosovo ou la Bulgarie entre autres. À travers ce tumulte menaçant, quelques notes persistantes font pressentir le thème de la marche, et semblent chercher à prendre la tête de cette tempétueuse harmonie ; puis la marche elle-même éclate avec sa mélodie entraînante, son rhythme irrésistible, son ardeur héroïquement rebelle. Moniteur Universel, où il était employé ; l’incident qui marqua cette unique visite la rendit inoubliable. Souvent, de passage à Paris, Zichy nous rendait visite. À n’en pas douter, il racontait, au nouveau venu, ce qui s’était passé à la maison, depuis sa dernière visite : Toto s’intéressait, posait des questions, mettait en doute la vérité des narrations. Voyons donc quels sont les documents historiques qui permettent de suivre pas à pas ce qui s’est passé en Angleterre, à ce propos, vers la fin du XVIe siècle. À la fin de la soirée, toutes les œuvres étaient réunies, et vendues, le lendemain même, à quelque marchand, qui les payait fort bien.
Les convives, avertis de l’événement qui devait illustrer la fin du repas, étaient curieux de la voir arriver, et alléchés par le régal promis. Remenyi, après s’être excusé d’exécuter sur quatre maigres cordes cet air si magnifiquement orchestré par Berlioz, – présent à la soirée, – prit son violon et commença par une espèce de prélude plein de rumeurs sourdes, de frémissements indistincts, de lamentations vagues, de bruits d’orage, de résonnances d’armures, de galops de cavaliers, de froissements de sabres, de tintements d’éperons, de roulements de chariots, et de tous ces grondements lointains précurseurs de la révolte. À la voir, avec son ruban bleu et son grelot d’argent, son poil régulièrement frisé, on dirait un chien de carton et, quand elle aboie, on cherche si elle n’a pas un soufflet sous les pattes. C’est une bête d’une extrême douceur et qui n’a pas plus de fiel qu’une colombe. N’est-ce pas que c’est beau ! On ne parvint pas à raccommoder sa patte : elle resta flottante et trop courte, ce qui ne l’empêchait pas d’être gai et leste, excepté quand on prétendait lui enseigner quelques tours.