Elle me toisa comme elle eût fait d’un gentilhomme campagnard qu’on lui aurait présenté. C’est ce qu’on expérimente tous les jours par l’exemple des orangers, des jasmins, des capriers, des oliviers, des grenadiers, qu’on envoie chaque année d’Italie en Angleterre. Tout ce que j’implore de vous, c’est de ne pas m’ôter le droit de venir respirer l’air de cette terrasse, et d’attendre que le temps ait changé vos idées sur la vie sociale ; en ce moment je me garderais bien de les heurter ; je respecte une douleur qui vous égare, car elle m’ôte à moi-même la faculté de juger sainement les circonstances dans lesquelles je me trouve. Je n’avais jamais serré sa main, j’étais un étranger, elle ne me connaissait pas. Je saisis le moment où elle vint sur le perron, je priai le comte de monter au château ; j’avais à parler à Madeleine, je prétextai une dernière volonté que la comtesse m’avait confiée, je n’avais plus que ce moyen de la voir, le comte l’alla chercher et nous laissa seuls sur la terrasse.
Quoique Madeleine pût nous apercevoir allant le long de la terrasse, elle ne descendit pas ; elle s’avança sur le perron et rentra dans la maison à plusieurs reprises, afin de me marquer son mépris. Quand Madeleine eut disparu par la porte du perron, je revins le cœur brisé, dire adieu à mes hôtes, et je partis pour Paris en suivant la rive droite de l’Indre, par laquelle j’étais venu dans cette vallée pour la première fois. Quelques années avaient suffi pour dépouiller ce paysage de sa première magnificence et pour me dégoûter de la vie. Cependant j’étais riche, la vie politique me souriait, je n’étais plus le piéton fatigué de 1814. Dans ce temps-là, mon cœur était plein de désirs, aujourd’hui mes yeux étaient pleins de larmes ; autrefois j’avais ma vie à remplir, aujourd’hui je la sentais déserte. J’étais bien jeune, j’avais vingt-neuf ans, mon cœur était déjà flétri. Seul, je devais savoir en son entier la vie de cette grande femme inconnue, seul j’étais dans le secret de ses sentiments, seul j’avais parcouru son âme dans toute son étendue ; ni sa mère, ni son père, ni son mari, ni ses enfants ne l’avaient connue.
Madeleine me haïssait, sans vouloir s’expliquer si j’étais la cause ou la victime de ces malheurs : elle nous eût haïs peut-être également, sa mère et moi, si nous avions été heureux. Elle savait le désastre de lady Brandon : le lui rappeler, c’était lui donner un coup de poignard au cœur quoique l’arme dût s’y émousser. Madame, lui dis-je, vous me pardonnerez d’entrer chez vous si cavalièrement, quand vous saurez que j’arrive de Touraine, et que lady Brandon m’a chargé pour vous d’un message qui ne souffre aucun retard. Lui, s’avança, tête nue, et pria Mme Charlotte d’entrer se reposer un instant… Arabelle en me voyant prit aussitôt un air hautain, fixa son regard sur ma casquette de voyage, comme si elle eût voulu me demander à chaque instant ce que je venais faire chez elle. Climat sain, mais très-froid : le thermomètre y descend à 45° au-dessous de 0. Tobolsk a été bâtie en 1643; elle existait comme bourg depuis 1587. – Le gouvt de Tobolsk, le plus occidental de la Sibérie, a env. Elle me salua par un mouvement plein de dignité, et remonta vers Clochegourde, sans se retourner, impassible comme l’avait été sa mère un seul jour, mais impitoyable.
Malgré le sang-froid diplomatique auquel je commençais à m’habituer, je fus surpris, et tout autre à ma place ne l’eût pas été moins. Si on enlève à une plante le feuillage qui lui procurerait encore beaucoup d’alimens, il est hors de doute que le produit ne doive être diminué dans une proportion plus ou moins grande, et en rapport avec l’époque où s’opère la soustraction. Il émigra en 1792, voyagea dans toute l’Europe, et rentra en France après le 18 brumaire. Soyez libre. Plus tard, songez que vous ne connaîtrez personne au monde mieux que vous ne me connaissez, que nul homme n’aura dans le cœur guide ultime des truffes sentiments plus dévoués… En attendant, l’homme que la critique du xviie et du xviiie siècle, que les hommes d’Église et les philosophes, que Bossuet et Jean-Jacques Rousseau traitaient d’hérétique, de corrupteur, d’homme abominable ; qui, selon l’anonyme de la lettre au roi, parlait passablement le français, qui, selon Fénelon, ne savait pas écrire en vers ; cet homme est, au xixe siècle, un grand moraliste, un sévère châtieur de mœurs, un inimitable écrivain ! L’œil clairvoyant de cette jeune fille avait, quoique tardivement, tout deviné dans le cœur de sa mère, et peut-être sa haine contre un homme qui lui semblait funeste s’était-elle augmentée de quelques regrets sur son innocente complicité.